28 sept. 2009

Critique de la notion "d'authenticité"

Si elle est l'inverse du made in China et que le roman repose dessus, ça fait beaucoup de poids sur l'idée "d'authenticité".

Or, cette idée est suspecte.

Si on dit, par exemple, de la "musique cubaine authentique", on peut être presque sûr qu'il s'agit d'un pastiche de musique cubaine, la volonté d'authenticité tuant l'authenticité par excès de purisme.

Il est donc difficile de dire : "je fais cela de manière authentique", "ma démarche est authentique", "mon amour est authentique".

Dès lors, sur quoi s'appuyer pour vivre "authentiquement" ? L'ignorance par exemple.

Dans le roman, le personnage féminin fait lire à l'homme un passage de Daphnis et Chloé. Il y est dit que Chloé, jeune fermière analphabète, n'a jamais entendu parler du mot amour. Elle ressent quelque chose d'obsédant pour Daphnis, mais ne sait pas ce que c'est. Ne le sachant pas, elle ne peut pas se raconter d'histoire. Son sentiment amoureux ne peut pas devenir un pastiche. C'est un sentiment authentique.

10 commentaires:

  1. Peut-on vraiment dire qu'un sentiment amoureux existe sans être raconté, nommé d'une manière ou d'une autre ? "elle ne peut pas se raconter d'histoire", écris-tu, et peut-être veux-tu dire par là qu'elle ne peut pas se regarder aimer, se faire du cinéma, comme les héroïnes stendhaliennes qui aiment le fait d'aimer, et théâtralisent leur amour. Mais j'aimerais prendre cette phrase dans son sens littéral : elle ne peut pas faire le récit de sa vie amoureuse, elle ne (se) raconte pas l'histoire de son amour.
    Or, comme le note Paul Ricoeur, à la fin de Temps et Récit, un individu (ou une communauté) trouve son identité dans le "récit" qu'il peut faire sur lui-même. Loin d'être inauthentique, ce dédoublement de la conscience n'est pas non plus un pastiche, mais condition de possibilité d'une vie humaine.
    De ce point de vue, la passion de Chloé n'est peut-être pas encore exactement l'amour mais un sentiment informe, un désordre des sens.
    A mon avis, l'amour est quelque chose qui est déjà élaboré; mais c'est facile à dire quand on ne cherche en rien à définir l'authenticité.

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  2. Joli commentaire, Guillaume, merci.
    Je suis complètement d'accord avec toi, et avec Ricoeur. J'essayerai d'y revenir à ma manière, après rumination.

    Concernant Chloé, oui, je veux dire qu'elle ne "se raconte pas d'histoire" au sens théâtral, narcissique. En revanche, elle raconte son amour, et elle le fait même très bien :

    "A cette heure je suis malade, et ne sais quel est mon mal. Je souffre, et n’ai point de blessure. Je m’afflige, mais n’ai perdu aucune de mes brebis. Je brûle, assise sous une ombre épaisse. Combien de ronces m’ont égratignée ! et je ne pleurais pas. Combien d’abeilles m’ont piquée ! et j’en étais bientôt guérie. Ce qui m’atteint au cœur est plus poignant que tout cela. Daphnis est beau, mais il n’est pas seul. Ses joues sont vermeilles, mais aussi sont les fleurs ; il chante, mais aussi font les oiseaux. Pourtant, quand je vois les fleurs ou entends les oiseaux, je n’y pense plus après. Ah ! Que ne suis-je sa flûte pour toucher ses lèvres ! Que ne suis-je son chevreau pour qu’il me prenne dans ses bras ! O méchante fontaine qui l'as rendu si beau, ne peux-tu m'embellir aussi ?"

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  3. Ah oui, en effet, elle ne sait pas encore ce qu'est l'amour, mais elle raconte ce qui lui arrive, et très bien. Elle pourra donc avoir cette réaction qu'ont beaucoup de personnages de la littérature du XIXe. "J'aime", se dit, je crois, Mme de Rênal ou Mathilde de la Molle. "J'ai un amant" se dit avec ferveur Emma Bovary. Conclusion émerveillée et/ou effrayante de leurs narrations sentimentales.

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  4. A la réflexion, non, ce que dit Ricoeur ne me semble pas concerner l'amour. Il parle d'identité, qui implique le regard des autres. Mais je ne vois pas pourquoi l'amour devrait être objectivé pour exister.

    Au contraire, cette objectivation est déjà une dégradation. Quand Mme de Rênal dit "J'aime", elle n'est déjà plus dans le registre de la vérité de ses sentiments. Elle est comme M. Jourdain, qui découvre soudain qu'il fait de la prose.

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  5. En même temps, l'ignorance garantit-elle l'authenticité ? Le type inculte n'est ni Longus ni Shakespeare. Tu ne comprends pas ce que tu ressens jusqu'au moment où ça se révèle à soi-même, et quand ça s'est révèlé, tu peux toujours raconter tout ce que tu veux, en faire un pastiche inauthentique, ou au contraire réecrire Daphnis et Chloé, de toutes façons tu n'y peux plus rien et ça se développe comme un cancer qui te ronge. L'authentique, c'est ce qui est de l'ordre de l'être.
    Après, le discours peut produire de l'être, mais pas définir les conditions d'authenticité de ce qu'il décrit.

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  6. "L'authentique, c'est ce qui est de l'ordre de l'être.Après, le discours peut produire de l'être, mais pas définir les conditions d'authenticité de ce qu'il décrit."

    Bonjour Ben Heidegger.

    Il y a quand même un effet boomerang du discours, susceptible de produire de l'inauthenticité.

    Par exemple, prenons Chloé. Elle sens quelque chose qu'elle n'arrive pas à nommer, car elle n'a jamais entendu le mot amour. Dans son effort d'expression, elle finira par cristalliser son sentiment dans un mot ou une expression, par exemple "brûlure", ou "ce que Daphnis touche en moi". Ce sera pour elle un début d'objectivation, qui lui permettra d'accroitre sa maîtrise mentale. Quelque soit le mot ou l'expression choisie, elle sera toujours dans l'authenticité, car ce sera son mot, son expression.

    Maintenant, compare sa situation avec, par exemple, un jeune du "9-3" qui tomba amoureux. Pour exprimer ce qu'il sent, il ne cherchera pas un mot ou une expression qui lui appartient, comme Chloé. Il prendra ce qui se fait autour de lui. Il dira, par exemple, "je la kiffe trop mortel".

    C'est là que la différence survient, et que l'effet boomerang arrive. Chloé utilise un mot ou expression "propre", sans parasitage ni connotation extérieure qui viennent ajouter du déjà-pensé à ce qu'elle essaye de penser en objectivant sa sensation. Le jeune du 9-3, ou moi-même, nous sommes en revanche parasités. Si moi je dis "je l'aime", tous les films, poèmes et romans d'amour viennent se superposer à mon expression, troubler la vision que j'ai de mon sentiment. Idem pour le jeune qui kiffe. Nos mots usés troublent notre vision.

    Est-ce que c'est sans conséquence sur la nature de nos sentiments ?

    Si mon vocabulaire est riche, je peux choisir un mot précis. S'il est pauvre, j'utilise un mot fourre tout. "Kiffe" est un de ces mots valise qui contiennent une chose et son contraire.

    En utilisant "kiffe", je m'interdis à moi-même d'objectiver finement ce que je sens. Ma compréhension de moi-même devient grossière. Je ne fais plus la différence entre l'envie d'aimer et l'envie de baiser (c'est déjà pas facile avec un vocabulaire fin). Je me comprends à la manière d'une caricature. Et mes actions, commandées par ma compréhension de mes sentiments, deviennent des pastiches.

    Un vocabulaire pauvre engendre des comportements stéréotypés, comme ces imitations de rappeurs du 9-3 qui mettent leurs doigts en "V" devant leurs visage à chaque fois qu'on les prend en photo.

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  7. Magnifique mise en situation. Alors mon rappeur du 9.3, qui kiffe Chloé à mort, il va avoir des comportements stéréotypés, je sais pas, par exemple il va faire son gros macho et, ma foi, Chloé va finir par le trouver relou, et il le deviendra d'autant plus que l'écart se creusera entre son amour et les stéréotypes qu'il adoptera en fait de comportements, par facilité, par maladresse, parce que dans sa "culture", il n'y a pas de comportement adapté à ce qu'il ressent.

    Plus ça va aller, plus l'écart va grandir jusqu'à le rendre inaccessible et impossible un retour à l'adéquation entre son attitude et ses sentiments. Donc d'un côté on aura le sentiment qui aura pris un maximum d'amplitude et d'un autre côté, un pastiche de plus en plus faux et grimaçant. C'est tragique.

    Que pourrait lui apporter la culture en termes d'authenticité ? En un sens, on peut le considèrer comme un martyr de l'authenticité, je propose qu'on lui décerne une couronne de lauriers.

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  8. Un "martyr de l'authenticité", c'est beau ça !

    C'est vrai que c'est tragique. Il frimera auprès de ses potes avec Chloé au bras (si par miracle il a réussi à se la lever) et fera des blagues super relou parce que c'est sa culture stéréotypée. Elle se fâchera et le plantera là. Alors il la traitera de pétasse, parce qu'il n'a pas d'autre mot pour exprimer son désarrois, et l'histoire sera finie avant même d'avoir commencé.

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  9. "Emporté par personne, le dasein sans l'avoir choisi s'enferre ainsi dans l'impropriété et n'a d'autre moyen d'en sortir que d'aller tout exprès se reprendre, s'extraire de la perte dans le on afin de redevenir lui-même.

    "Mais puisqu'il est perdu dans le on, il lui faut d'abord se trouver. Pour qu'il se trouve enfin, il faut qu'il se voie montré à lui-même dans sa possible propriété.

    "L'appel de la conscience morale a le caractère de l'interpellation adressée au dasein sur son pouvoir être le plus propre et cela de la manière qui en appelle à son être en faute le plus propre.

    "C'est seulement parce qu'à l'origine de son être le dasein est en faute et que comme jeté il se ferme à lui-même en son déval, que la conscience morale est possible ...

    "L'appel est appel du souci. L'être en faute constitue l'être que nous nommons souci. Dans l'étrangeté le dasein se tient en union originale avec lui-même. Elle place cet étant devant sa négative sans la lui masquer, elle qui appartient à la possibilité de son pouvoir-être le plus propre... c'est en lui-même le on dans son dévalement factif qu'il appelle du fond de son étrangeté à son pouvoir-être."

    Etre et Temps, §54 et suivants

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  10. Ca faisait longtemps que je n'avais pas lu un passage de Etre et Temps. Ce qui me frappe, là, c'est à quel point le style ressemble au style d'une traduction Google finnois ---> français.

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